Nietzsche, Deleuze et Cavani. Au-delà du Bien et du Mal
Le premier contact visuel avec Au-delà du bien et du mal est une vue panoramique de Rome et du Palais Farnèse. La mythologie classique: les Bacchanales et la représentation d'Apollon et Dionysos sont fondamentaux dans l'analyse du film.
"L'évolution progressive de l'art est le résultat du double caractère de l´ 'esprit apollinien' et de l´ 'esprit dionysien', de la même manière que la dualité des sexes engendre la vie au milieu de luttes perpétuelles et par rapprochements seulement périodiques" - F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.23 L'idée d'une évolution de l'art chez Nietzsche se base sur la lutte entre deux concepts: l´Apollinien, signifiant l´ordre, l´équilibre, la symétrie, le rationnel, le statique, et le Dionysien associé au désordre, au déséquilibre, à l'irrationnel, au passionnel, à l'exaltation des sens sans le contrôle de la raison. Le premier, identifié avec les arts plastiques; l'autre, avec la musique dépourvue de forme. Bien qu'opposés, les deux concepts se complètent et se requièrent mutuellement, comme le masculin a besoin du féminin pour engendrer quelque chose de nouveau. Dans une scène du film de Liliana Cavani, deux bœufs avec un joug marchent dans l'obscurité de la nuit, baignés par une lumière bleutée et froide; immédiatement après Paul et Lou avancent dans la même direction, peut-être alludant au joug de la morale que la société impose à ces personnages. Cette lumière bleue dans laquelle est baignée la scène, froide, uniforme, statique et équilibrée, semble s'associer à l'apollinien dans le sens de Nietzsche. Tout d´un coup il y a un changement brusque, la caméra prend un gros plan des deux visages de Paul et Lou baignés par une intense lumière orangée et chaude, avec un contraste d'intensités lumineuses très évident. Dans la scène suivante nous voyons une espèce d'orgie composée seulement avec des hommes, dont la source de lumière vient de l'éclat d'un feu, pendant laquelle nous entendons hors champ une musique émanant d'une flûte. Pendant la cérémonie rituelle des bacchanales, les prêtresses se réunissaient la nuit, sous la lumière de torches, pour honorer Bacchus (version romaine de Dionysos), jouant de la musique de flûte et dansant de manière effrénée. Liliana Cavani remplaça les prêtresses femmes par des hommes, la lumière des torches par l'éclat du feu et la musique de flûte que nous entendons fait allusion à celle de l'antiquité, faisant prévaloir dans la scène le dionysiaque de Nietzsche. La lutte entre l'apollinien et le dionysien se met en évidence par le contraste entre une lumière bleutée froide et l´autre beaucoup plus chaude; entre l'image des bœufs avec un joug semblable aux hommes chargés du joug de la morale, la raison, les conventions sociales et cette orgie où tout est effréné. Mais Cavani ne se limite pas seulement à cela et essaie de personnifier Dionysos, en se servant d'un personnage qui apparaît dans les hallucinations de Fritz (référent de Nietzsche même). La première apparition, sur la place San Marcos de Venise, est celle d'un homme avec une cape et un masque de carnaval qui monte dans une gondole et se perd dans les canaux. Ce masque est une continuation de sens entre les rituels païens et les fêtes célébrées pendant l'ère chrétienne. La gondole dans laquelle ce Dionysos masqué s'éloigne est une métaphore du "bateau à roues" sur laquelle on déplaçait ce dieu honoré lors des fêtes païennes. Lors de la deuxième apparition Fritz entre dans une pièce avec les murs et les tapis recouverts d'un rouge saturé, en allusion au sang, la passion, l'érotique. Là apparait Dionysos avec son visage moitié éclairé. Ce jeu de lumières et d´ombres renforce à nouveau l'idée du Bien et du Mal en tant que forces complémentaires, la lutte entre l´esprit apollinien et l´esprit dionysien. La troisième apparition de Dionysos a lieu dans la chambre de Fritz, cette fois ci il est accompagné par un autre personnage. L´un d'eux dit: - "Je suis le Christ", tandis que l'autre réplique: "ces infâmes créatures nous ont séparés." Ici le démon apparaît représenté par le personnage de Dionysos, de nouveau mis en opposition complémentaire avec l'idée du Bien-Dieu-Apollon. Les "créatures infâmes " c´est nous, les humains, qui avec notre morale, nos conventions et nos règles séparons artificiellement la notion du Bien du Mal avec nos constructions sociales qui ne nous ont pas préexistés, qui ne représentent pas la Nature tel qu´elle est. "Ces deux instincts impulsifs s´en vont côte à côte, en guerre ouverte le plus souvent, et s'excitent mutuellement à des créations nouvelles, toujours plus robustes, pour perpétuer par elles le conflit de cet antagonisme que l´appellation "art", qui leur est commune, ne fait que masquer, jusqu'à ce qu´en fin, par un miracle métaphysique de la 'volonté hellénique', ils apparaissent accouplés, et que, dans cet accouplement ils engendrent alors l'œuvre, à la fois dionysienne et apollinienne de la tragédie attique " - F. Nietzche, La naissance de la tragédie, p.24 La danse que ces deux personnages exécutent constitue une métaphore de l'union de ces forces dionysiennes et apolliniennes, nécessaires à la création artistique et à la création en général. La musique de Strauss est gaie et pleine de vie, pendant que les corps se tordent, s'unissent, se séparent alludant à cet accouplement et cette guerre déclarée à laquelle Nietzsche fait référence. L'un ne peut pas exister sans l'autre. La lumière est frontale et projette de longues ombres sur le mur, provoquant un effet de clair-obscur très intense qui reste pendant toute la scène. Ainsi que l'ombre ne peut pas exister sans une lumière qui la projette, les aspects clairs et obscurs de l'être humain sont par nature des forces interdépendantes. "L'homme doué d'un esprit philosophique a même le pressentiment que derrière la réalité dans laquelle nous existons et vivons, il s´en cache une autre toute différente, et que, par conséquent, la première n'est, elle aussi, qu´une apparence; et Schopenhauer définit formellement, comme étant le signe distinctif de l'aptitude philosophique, la faculté pour certains de se représenter parfois les hommes et les choses comme des purs fantômes, des images de rêve." F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.25 Nietzsche sait que le philosophe possède la capacité de voir des choses que l'homme commun ne peut pas voir, des ombres et des fantômes là où les autres voient seulement des êtres en chair et en os. Le Fritz de Liliana Cavani est la représentation de Nietzsche et, par extension, du philosophe en qualité de tel, et c´est à lui que l'Enfer apparait dans sa totalité avec ses démons. C´est lui qui le vit comme réel et qui le souffre avec sa propre chair. Ces danses dionysiennes sont vues par le spectateur du point de vue subjectif de Fritz parce que seulement lui peut voir ces fantômes et ces ombres, qui ne sont pas autre chose que les fantômes qui nichent dans son esprit. Dans la séquence finale Lou, dans la voiture avec son amant, imagine qu'il court dans les bois avec Fritz sur un fond musical de Strauss. Comme lors de la danse de la scène précédente, Dionysos a triomphé. Premier plan de Lou fumant un havane et la voiture qui pénètre dans le fourré du bois se mélangeant avec la nature, où les forces primitives luttent, se complètent, se requièrent mutuellement au-delà du bien et du mal. Au-delà du Bien et du Mal d´un point de vue deleuzien. Dans son livre "L'image-mouvement" Gilles Deleuze classifie l'image cinématographique dans quatre types différents: L'image-action se déroule dans des espaces déterminés et à cause de raisons bien définies, l'image-affection se déroule dans des espaces indéterminés et l'espace est teintée par l'affection des personnages, l'image-perception montre le support, le montage, tout ce qui nous indique que ce que nous voyons est un film, nous soustrayant de l'illusionnisme. Dans Au-delà du bien et du mal prédomine le quatrième type: l'image-pulsion, une image dans laquelle la pulsion de vie -Eros- et la pulsion de mort -Thanatos-, surgissent librement. "Le monde originel peut se caractériser par l´artificialité du décor tant que par l'authenticité d'une zone préservée (un vrai désert, un bois vierge). On le reconnaît par son caractère sans formes: c'est un pur fond, ou plutôt un sans-fond fait de matières non formées, des ébauches, des morceaux, traversé par des fonctions non formelles, des actes ou des dynamismes énergiques qui ne référent même pas à des sujets constitués. En lui les personnages sont comme des animaux: l'homme de salon, un oiseau de proie; l'amant, un bouc; le pauvre, une hyène" (Gilles Deleuze. L'image-mouvement, p.180) Une maison close nébuleuse avec des contrastes prononcés de lumières et d´ombres et des éléments sensuels; des draps et des tapis de couleur rouge très saturé, un environnement artificiel dans la ligné du théâtre où les rideaux servent à la fois de toile de fond et de décor. Dans la pièce où cohabitent Fritz, Paul et Lou il y a des grands miroirs qui doublent l'espace répétant jusqu'à l'infini ces tons rouges de la mise en scène. Une fois de plus le rouge du sang-passion surgit librement. Les personnages "se comportent comme des animaux": "ils sont déjà inséparables des comportements pervers qu'ils produisent et encouragent, cannibalesques, sadomasochistes, nécrophiles, etc." (G. Deleuze, L'image-mouvement, p. 185). Dans cet environnement il n'y a ni règles ni conventions, l'érotisme se manifeste dans une forme presque animale, tant dans l'acte sexuel comme dans la bataille entre les deux hommes qui se battent et se mordent (cannibalisme) comme deux mâles combattant pour leur femelle, ce sont deux boucs dans le sens deleuzien. Ici la morale, les règles n'existent pas, ni les conventions sociales pour déterminer ce qu'est le Bien ou le Mal; ce que nous voyons est l'image pulsion: la pulsion de vie (Eros) et la pulsion de mort (Thanatos). Dans cette même pièce Paul essaye de se couper les veines avec les débris d'une bouteille cassée, Carl (le mari de Lou) se coupe avec un couteau. C'est la pulsion de mort. Deleuze fait aussi référence au type de décor naturel, au bois vierge. Quand Lou s'imagine courant dans le bois avec Fritz, les pulsions surgissent librement; quand Paul est violé et tué par les hommes de la taverne, dans un bois enveloppé par une atmosphère nébuleuse, surgit en lui la pulsion de mort, puisqu'il sait d'avance que ceci va se passer et il va à la recherche de son destin. Quand Fritz finit par devenir fou, il voyage vers un bois et il pénètre vêtu dans les eaux. Le bois-nature reste ainsi associé à un état de folie dans lequel il n'y a pas de contrôle de la raison. Comme dans le bois nébuleux et sordide où se déroule la scène avec Paul, il n´y a pas ici non plus le contrôle de la loi. "L'image pulsion a en effet deux signes: les symptômes et les idoles ou fétiches. Les symptômes sont la présence des pulsions dans le monde dérivé, et les idoles ou fétiches, la représentation des morceaux. " (G. Deleuze, L'image mouvement, p.181-182). Un symptôme est la présence des pulsions dans le medium dérivé ou réel. La scène où Élizabeth, la sœur de Fritz qui fait partie de ce monde réglé par la morale, dans une attaque de furie dionysienne détruit le morceau de poulet que la servante lui sert, c'est un symptôme de la pulsion de mort qu'Élizabeth a malgré elle, surgissant subitement sans contrôle. Aucune loi morale, la plus intériorisée qu´elle ne soit, peut réussir à faire disparaître ce symptôme, ce signal du monde originel, du monde des pulsions. Le fétiche est le morceau de poulet qui porte en lui implicitement l'idée du sacrifice rituel; C´est de cet "arracher des morceaux" que parle Deleuze; le monde originel déchire, il arrache des morceaux depuis la sphère du réel. Ce " déchirer " et " arracher " est aussi dans cette pièce de viande. Plus tard Deleuze parle du rôle féminin dans l'image-pulsion: "ce sont elles qui tracent un chemin vers la sortie et qui conquièrent une liberté créatrice, artistique ou simplement pratique: elles n'ont ni honte, ni des sentiments de culpabilité, ni violence statique qui peut se retourner contre elles. " (G. Deleuze. L'image mouvement, p.200) Dans le film, ce rôle est joué par Lou; elle n'a pas de honte, ni se laisse dominer par les règles de la société, elle vit simplement à sa manière; à une société qui détermine qu'une femme doit se marier et avoir des enfants, elle oppose une forme de vie libérée, de ménage à trois. Elle décide de ne se pas marier ni d´avoir des enfants. C'est le personnage dominant dans le film. Dans la scène dans laquelle les trois personnages principaux se font prendre en photo, l'intention de L. Cavani est évidemment de placer le personnage féminin "au dessus" du masculin, lui octroyant une force vitale et créatrice supérieure. Dans la scène finale de la voiture, Lou est l'unique qui survit. La pulsion de mort n'apparaît pas en elle, tout en elle est la force d'Eros. Lou apparaît dans la dernière scène avec son ami voyageant dans un charriot, connotant ainsi l'idée du "char triomphal", le triomphe final d'Eros - Femme. Adriana Schmorak Leijnse BIBLIOGRAPHIE
Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie. Ed. Alliance, Madrid, 1995. Gilles Deleuze. L'image-mouvement. Études sur le cinéma I. Ed. Paidós, Barcelone, 1991. Garcia du Vall. Liliana Cavani. Ed. Fondements, Madrid, 1980. |
Au-delà du Bien et du Mal
Dominique Sanda dans Au-delà du Bien et du Mal
Dominique Sanda et Robert Powell dans Au-delà du Bien et du Mal
Liliana Cavani
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